Famille de marques et procédure en référé : de l’opportunisme au piège ?

Famille de marques et procédure en référé : de l’opportunisme au piège ? Attention, ne vous y méprenez pas, la famille de marques peut certes être utilement invoquée pour échapper à la déchéance d’une marque, mais elle peut aussi jouer en votre défaveur. C’est en partie l’enseignement tiré d’un arrêt rendu le 17 décembre 2021 par la Cour d’appel de Paris (Cour d’appel de Paris, Pôle 5, ch. 2, n° RG 20/17286), jugeant une ordonnance de référé en appel.
Ce même arrêt a également été l’occasion de clarifier un point de droit, pourtant crucial et non isolé : la qualité du licencié à agir en contrefaçon dans l’hypothèse d’une saisine du juge des référés.

 

Faits et procédure. – La première requérante, personne physique prénommée Soraya, est titulaire d’une marque verbale de l’Union européenne SORAYA pour couvrir son activité de création et de distribution de maillots de bain et vêtements de plage. Elle est également titulaire de marques françaises et de l’Union européenne semi-figuratives composées de l’appellation SORAYA.

 

Ces marques sont exploitées par l’intermédiaire d’une société, seconde requérante, dont la titulaire des marques est elle-même la gérante et l’unique associée. La procédure en référé est introduite au nom tant de la société exploitante que de la titulaire de marque. Un contrat de concession exclusive de marque a été préalablement conclu entre la titulaire des marques et la société.

Ayant pris connaissance de l’existence d’une société dénommée Soraya Beachwear Ltd., située en Suisse, la société licenciée a saisi le juge des référés aux fins d’obtenir des mesures d’interdiction provisoire à son encontre. Cette dernière exploite en effet un site internet de vente en ligne de maillots de bain et vêtements de plage <sorayabeachwear.com> ainsi qu’un compte Instagram relatif à ce site. La fondatrice de la société attaquée se prénomme également Soraya et a choisi d’user de son prénom pour identifier ses collections.

Le juge des référés ayant conclu au rejet des demandes des requérantes, celles-ci interjettent appel de l’ordonnance de référé.
Recevabilité du licencié à agir en référé aux côtés du titulaire. – Un des apports de cet arrêt est l’interprétation opérée par la Cour d’appel de Paris des articles L. 716-4-2 du Code de la propriété intellectuelle et 25 4° du règlement UE 2017/1001, relatifs à la qualité d’agir d’un licencié.

En application du droit français, il est en effet prévu des cas dans lesquels un licencié peut engager une « action civile en contrefaçon », notamment avec le consentement du titulaire, ou encore en tant que bénéficiaire d’un droit exclusif d’exploitation dès lors que le titulaire n’en a pas pris l’initiative dans un délai raisonnable après mise en demeure.
En tout état de cause, tant au regard du Code de la propriété intellectuelle que du règlement européen susvisé, il est prévu qu’un licencié soit recevable à intervenir dans l’instance en contrefaçon engagée par le titulaire.

Il ne fait aucun doute en l’espèce sur le fait que la société exploitante doit être considérée comme bénéficiaire d’un droit exclusif d’exploitation sur la marque verbale de l’Union européenne invoquée, dès lors qu’elle se prévaut de la licence exclusive de marque, versée au débat, lui conférant qualité de licenciée.

Il n’est cependant vraisemblablement pas question d’intervention de la société dans l’instance, mais plutôt d’une action intentée conjointement avec la titulaire de marque. Or, la confusion semble entretenue entre, d’une part, l’introduction d’une action conjointe, pour laquelle est requis le consentement du titulaire dans le cas où le licencié engage l’action et d’autre part l’intervention à l’instance engagée par une autre partie. En effet, il est expressément mentionné que la société « a agi en référé conjointement » avec la titulaire de marque devant le Président du tribunal judiciaire. En introduisant cette action, le licencié tend à obtenir « la réparation du préjudice qui lui est propre », ce que prévoient les règles de droit relatives à l’intervention du licencié.

Mais l’un des points culminants de la décision est que le fait que le contrat de licence n’ait pas été inscrit, condition de son opposabilité aux tiers, il est statué que cette absence de publicité du contrat n’entrave pas la qualité de licencié acquise en vertu d’un contrat valablement conclu.

La décision d’appel a par conséquent déclaré recevables les requérantes en leur action et a infirmé, à cet effet, l’ordonnance de référé sur ce chef.

Il est à noter en revanche, qu’en présence d’un licencié simple (qui jouit d’une licence non exclusive), la solution n’a pas été la même. En effet, aux termes d’une décision antérieure (TGI Paris, ord. réf., 21 juill. 2011, n° 11/55158, Sté Lyl c/ Michel Attali), le juge des référés déclarait irrecevable à agir le licencié simple : « seule une personne ayant qualité pour agir en contrefaçon peut saisir le juge des référés conformément aux dispositions de l’article L. 716-6 (…) ce qui n’est pas le cas du licencié non exclusif qui n’est recevable qu’à intervenir dans une instance en contrefaçon engagée par une autre partie afin d’obtenir la réparation du préjudice qui lui est propre, par application de l’article L. 716-5 du Code de la propriété intellectuelle ».

Outre la vérification de la qualité à agir, le juge des référés, dès lors qu’il n’est pas confronté à une nullité manifeste du titre invoqué, se borne à apprécier l’existence ou l’imminence d’une atteinte aux droits des requérants.

Défaut d’usage de la marque invoquée. – Le mode opératoire incombant au juge des référés avait été précisé par une décision du 28 juin 2011 (TGI Paris, ord. réf., 28 juin 2011) : « Le juge des référés doit donc statuer sur les contestations qui sont élevées devant lui pour s’opposer aux mesures demandées et ces contestations peuvent porter sur la validité du titre lui-même ; il lui appartient alors d’apprécier le caractère sérieux ou non de la contestation et d’évaluer la proportion qui existe entre la contestation émise par les défendeurs à l’atteinte imminente alléguée par les demandeurs et de prendre, au vu des risques encourus de part et d’autre, la décision ou non d’interdire la commercialisation des produits, d’en ordonner le retrait et d’allouer une provision ».

Dans le cas d’espèce, les atteintes aux droits des requérantes pouvaient, en apparence, paraître caractérisées eu égard à l’utilisation de l’appellation identique SORAYA pour couvrir des produits et services strictement identiques, à savoir des maillots de bain et vêtements de plage, ainsi que les services commerciaux y afférents.

Les requérantes, pour faire valoir l’atteinte à leurs droits, se fondaient sur une seule de leurs marques, à savoir une marque verbale de l’Union européenne composée exclusivement du prénom SORAYA. Néanmoins, dans le cadre de l’instance, pour prétendre au succès de leurs prétentions, les requérantes devaient être en mesure de démontrer un usage sérieux de la marque invoquée.

Pour rappel, une marque fait l’objet d’un usage sérieux par référence à une période de 5 ans au cours de laquelle elle doit être utilisée conformément à sa fonction essentielle qui est de garantir l’origine des produits et services pour lesquels elle est dûment enregistrée (Règlement (UE) 2017/1001 du 14-6-2017 art. 58, 1-a).

Les requérantes, en communiquant les preuves visant à démontrer l’usage sérieux de la marque, semblaient se prévaloir d’une certaine renommée, ce qu’elles n’arguaient pas explicitement. Elles témoignaient en revanche d’un simple « usage notoire » de la marque, induit en partie par leur partenariat de longue date avec l’élection Miss France. Mais l’argument qui ne va pas jouer en leur faveur est celui selon lequel « l’exploitation des marques dérivées qui ont fait l’objet de dépôts ultérieurs n’ont en rien diminué l’usage de la marque historique SORAYA ». En outre, afin de justifier l’usage sérieux de la marque les requérantes ont communiqué des pièces qui ont une date certaine mais pour des signes complexes SORAYA et non de la marque verbale SORAYA. Par ailleurs, parmi la pléthore de pièces fournies au soutien d’un usage sérieux de la marque, plusieurs preuves n’avaient pas de date certaine, ce ne permet pas de déterminer si la marque a bien été exploitée pendant la période de référence de cinq ans pour laquelle l’usage sérieux doit être prouvée. Cette période n’a cependant pas été communiquée par les conclusions d’appel de la partie adverse. Par conséquent, les juges du fond se sont référés à cet égard à la période précisée dans les dernières écritures adressées au juge des référés.

Concernant plus particulièrement les diverses marques dérivées de la marque invoquée, lesquelles sont majoritairement des marques semi-figuratives, les juges du fond vont les considérer comme une famille de marques.

Cette qualification de famille de marques doit être retenue, selon une jurisprudence constante, dès lors que des marques, communément détenues par un seul et même titulaire, reprennent un même élément distinctif. Cette notion, dont les contours sont encore insuffisamment appréhendés, devrait permettre, à un titulaire et exploitant de marques, de se soustraire de la sanction de la déchéance pour défaut d’exploitation d’une marque enregistrée ou non.

Le caractère opportun de cette notion a pu s’observer notamment au regard d’une décision rendue par le Tribunal de l’Union européenne (TUE) par rapport à plusieurs marques, comportant communément l’élément « Mc »/ « Mac » et détenues par la société de droit américain McDonald’s. En 2016, cette dernière avait alors obtenu gain de cause en faisant valoir les 12 marques suivantes de l’Union européenne : McDONALD’S, McFISH, McTOAST, McMUFFIN, McRIB, McFLURRY, McNUGGETS, McCHICKEN, EGG McMUFFIN, McFEAST, BIG MAC, PITAMAC. La qualification de « famille de marques » avait ainsi pu être retenue pour annuler une marque « MacCoffe ».

Néanmoins, ce qui mérite d’être retenu au terme de l’arrêt SORAYA est que les juges du fond vont considérer que l’usage d’une famille de marques ne peut être invoqué utilement « dès lors que le but est d’établir l’utilisation d’un nombre suffisant de marques d’une même « famille » ».  En ce sens, l’usage d’une marque ne saurait être invoqué afin de justifier l’usage d’une autre marque. Autrement dit, le fait que les requérantes aient exploité les marques semi-figuratives de manière indépendante, et qui se différencient par ailleurs de la marque verbale de l’Union européenne, ne permet pas à ces dernières d’arguer de la notion de l’usage d’une famille de marques.

 

Considérations pratiques tirées de la décision :

– Est recevable à agir en référé, le licencié exclusif, conjointement avec le titulaire de la marque, pour la poursuite de faits supposés de contrefaçon ;

– A qualité à agir le licencié quand bien même le contrat en vertu duquel il tire ses droits n’a pas fait l’objet de formalités de publicité ;

– L’appréciation de l’usage sérieux d’une marque de l’Union européenne s’opère au regard d’une période de référence de 5 ans, laquelle est par principe précisée par la partie qui se prévaut du défaut d’un tel usage, tant dans les écritures adressées au juge des référés qu’à la Cour d’appel ;

– L’exploitation d’un nombre considérable de marques dérivées de la marque invoquée, constituant vraisemblablement une série/famille de marques, ne permet pas nécessairement de retenir la démonstration d’un usage considérable faisant échec à l’usage légitime de marques similaires.

 

 

Pour aller plus loin…

 

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