Dans un contexte où les entreprises doivent constamment défendre la pérennité de leurs droits de marque, les procédures de déchéance pour non-usage suscitent un contentieux croissant devant les juridictions de l’Union européenne.
Deux arrêts rendus le 7 mai 2025 par le Tribunal de l’Union européenne (T-1088/23 et T-1089/23) apportent une clarification sur deux points clés : l’absence de contrôle de l’intérêt à agir dans les demandes de déchéance et les conditions d’admission des preuves produites tardivement. Ces décisions illustrent à la fois la rigueur attendue des titulaires de marque et l’exigence de diligence imposée à l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO).
Sommaire
L’encadrement juridique et procédural des demandes de déchéance
Le droit des marques de l’Union européenne, tel que prévu à l’article 58 du règlement (UE) 2017/1001, permet à tout tiers de demander la déchéance d’une marque qui n’a pas fait l’objet d’un usage sérieux pendant une période ininterrompue de cinq ans. Ces procédures visent à garantir la sincérité du registre et l’efficacité économique du droit des marques. Toutefois, leur instrumentalisation à des fins dilatoires ou stratégiques soulève la question d’un éventuel abus de procédure, en particulier lorsqu’elles sont introduites sans intérêt légitime apparent ou en réaction à une opposition.
Dans deux affaires rendues le 7 mai 2025 (T-1088/23 et T-1089/23), le Tribunal de l’Union européenne était saisi de demandes d’annulation des décisions de l’EUIPO ayant partiellement révoqué des marques du groupe RTL sur requête d’une tierce partie. Deux enjeux fondamentaux ont été discutés : la recevabilité d’une demande de déchéance prétendument abusive et la prise en compte d’éléments de preuve produits tardivement en appel.
Deux affaires parallèles pour une clarification majeure
Les affaires T-1088/23 et T-1089/23 opposent RTL Group Markenverwaltungs GmbH à l’EUIPO et portent sur la déchéance partielle de deux marques figuratives « RTL » enregistrées dans l’Union européenne pour plus de vingt classes de produits et services.
En 2016, RTL Group Markenverwaltungs GmbH a obtenu l’enregistrement de deux marques figuratives de l’Union européenne comportant l’élément verbal « RTL », couvrant une vaste gamme de produits et services répartis sur 22 classes. En 2021, une tierce personne a introduit deux demandes de déchéance pour non-usage fondées sur l’article 58, paragraphe 1, point a), du règlement (UE) 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne.
Pour contester ces demandes, RTL a présenté divers éléments de preuve visant à démontrer l’usage sérieux des marques en cause, parmi lesquels figuraient des captures d’écran de sites internet, des supports publicitaires, des extraits de programmes audiovisuels ainsi que des données d’audience. L’EUIPO a toutefois estimé que ces preuves n’étaient suffisantes que pour certains des produits et services désignés, et a prononcé la déchéance partielle des marques pour les autres.
RTL a formé un recours devant la chambre de recours de l’EUIPO, sollicitant l’annulation de la décision partielle de déchéance et la prise en compte de nouvelles preuves soumises pour la première fois en appel, notamment des documents financiers, des attestations de diffusion numérique et des éléments supplémentaires attestant d’une communication commerciale effective. La chambre de recours a rejeté ces nouvelles pièces, estimant qu’elles avaient été produites tardivement sans justification suffisante, et a confirmé la décision de déchéance partielle.
Dans ses recours, RTL soulevait deux moyens principaux : d’une part, l’irrecevabilité des demandes pour abus de droit, et d’autre part, le refus par la chambre de recours d’examiner des preuves d’usage produites tardivement. Le Tribunal a tranché ces deux questions en rejetant successivement l’exception pour abus de droit puis en sanctionnant l’EUIPO pour avoir refusé d’examiner des preuves tardivement.
Le rejet d’une exception pour abus de droit : une position de principe
RTL soutenait que la demande de déchéance s’inscrivait dans un schéma d’intimidation procédurale, inspiré de l’affaire « Sandra Pabst » rendue par la Grande chambre de recours de l’EUIPO le 1er février 2020 (R 2445-2017-G).. Dans cette affaire de 2020, la Grande chambre de recours avait reconnu un abus de procédure manifeste, fondé sur un faisceau d’indices concordants : la demanderesse, une société spécialement constituée pour déposer des demandes de déchéance, avait engagé plus de 800 procédures en moins de deux ans, dont 37 à l’encontre du même titulaire. Certaines de ces actions étaient manifestement infondées et utilisées comme levier de pression dans un objectif stratégique, notamment pour tenter d’obtenir la cession des marques visées. Ce comportement systémique, conjugué à l’absence d’activité économique propre et à la répétition des démarches litigieuses, traduisait une instrumentalisation manifeste de la procédure de déchéance à des fins autres que celles prévues par le règlement. Ce précédent constituait ainsi, aux yeux de RTL, un cadre de référence pour démontrer le caractère abusif des demandes dirigées contre ses marques.
Le Tribunal rappelle toutefois, en application de l’article 63(1)(a) du règlement 2017/1001, que toute personne physique ou morale peut introduire une telle demande, sans avoir à justifier d’un intérêt à agir. La finalité de cette disposition est de servir l’intérêt général du registre, et non la protection d’intérêts privés. L’objectif est notamment de désengorger les registres de marques des signes qui ne sont plus exploités, dans un contexte où les marques disponibles se font rares, et ainsi de libérer l’accès aux registres pour les opérateurs économiques actifs. L’absence d’usage reste un motif objectif, indépendant de la qualité du demandeur.
Il précise également, qu’aucune des circonstances exceptionnelles de l’affaire Sandra Pabst n’était ici réunie : absence de société écran, nombre limité de procédures, absence de preuve d’un objectif stratégique illicite. En conséquence, le grief d’abus de droit est rejeté.
La preuve d’usage tardive : un rappel des obligations procédurales de l’EUIPO
La seconde branche du litige portait sur le refus, par la chambre de recours de l’EUIPO, d’examiner des preuves et observations transmises par RTL le 15 septembre 2023, soit après les délais réglementaires. L’EUIPO s’était appuyé sur les articles 95(2) du règlement 2017/1001 et 27(4) du règlement délégué 2018/625 pour écarter ces éléments sans analyse approfondie.
Le Tribunal a fermement sanctionné cette position. Il rappelle que l’EUIPO dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour accepter des éléments de preuve hors délai, sous réserve qu’ils soient pertinents à première vue et accompagnés de justifications valables. Le rejet automatique de pièces sous prétexte de leur présentation tardive constitue une erreur de droit.
En l’espèce, l’EUIPO n’a pas exercé ce pouvoir discrétionnaire de manière motivée, violant ainsi ses obligations procédurales. Le Tribunal annule donc partiellement la décision de l’EUIPO.
Conclusion
En définitive, les arrêts du 7 mai 2025 viennent préciser deux points fondamentaux du droit des marques de l’Union : d’une part, la recevabilité des demandes de déchéance indépendamment de tout intérêt à agir, y compris en l’absence de lien concurrentiel ou d’usage personnel du signe par le demandeur ; et d’autre part, l’obligation pour l’EUIPO de motiver, de manière circonstanciée, son refus d’examiner des preuves produites hors délai.
Le Tribunal rappelle ainsi que la procédure de déchéance poursuit un objectif d’intérêt général : assainir le registre en éliminant les marques qui ne sont plus exploitées, libérant ainsi de l’espace juridique dans un environnement où la disponibilité des signes est de plus en plus restreinte pour les opérateurs économiques.
Ces décisions soulignent enfin que les titulaires doivent adopter une gestion active, préventive et rigoureuse de leurs portefeuilles, en conservant des preuves d’usage sérieuses, exploitables et actualisées, pour pouvoir justifier à tout moment du maintien de leurs droits.
Le cabinet Dreyfus et Associés accompagne ses clients dans la gestion de dossiers de propriété intellectuelle complexes, en proposant des conseils personnalisés et un soutien opérationnel complet pour la protection intégrale de la propriété intellectuelle.
Le cabinet Dreyfus et Associés est en partenariat avec un réseau mondial d’avocats spécialisés en Propriété Intellectuelle.
Nathalie Dreyfus avec l’aide de toute l’équipe du cabinet Dreyfus.
FAQ
1. Qu’est-ce qu’une demande de déchéance pour non-usage ?
Il s’agit d’une procédure permettant à toute personne de demander la radiation d’une marque de l’UE si elle n’a pas été utilisée sérieusement pendant cinq ans.
2. Faut-il un intérêt à agir pour demander la déchéance d’une marque de l’UE ?
Non. Selon l’article 63(1)(a) du règlement 2017/1001, aucune justification d’intérêt n’est requise.
3. L’EUIPO peut-il rejeter automatiquement des preuves produites tardivement ?
Non. Il doit exercer un pouvoir d’appréciation, en vérifiant leur pertinence et les raisons du retard.