Google et les véritables enjeux de la numérisation

Contrairement à Google, les bibliothèques ont le défaut de ne pas présenter de modèle économique valable pour rentabiliser la numérisation de leurs fonds. Dans cette optique, les bibliothèques anglo-saxonnes se sont montrées les plus pragmatiques en se joignant très vite à Google. Dès lors les contre-projets français et européens étaient condamnés, faute d’avoir les budgets subséquents et compris que l’immixtion de Google dans le monde du livre dépassait la simple question de la conservation du patrimoine.

Objectivement et rationnellement, les bibliothèques ont tout intérêt à se faire aider dans la numérisation de leurs fonds. Non seulement elles récupèrent leurs documents numérisés, mais en plus elles ont la maîtrise du cahier des charges. A leur niveau, les bibliothèques n’ont pas tellement à se soucier de davantage. Quant à Google, il ne s’est pas tellement soucié dans un premier temps des problèmes de droit d’auteur, voire de droit de la concurrence que sa bibliothèque pourrait poser. Aujourd’hui ce qui est principalement reproché à Google est sa politique que l’on pourrait qualifier de « big stick » : numériser massivement et négocier ensuite.

Pour ce qui est du droit d’auteur, le problème est extrêmement complexe, dans la mesure où tous les livres ne sont plus nécessairement protégés dans le commerce et que les législations sont divergentes d’un Etat à l’autre. Dès 2005, une class action avait été intentée contre Google par les auteurs et les éditeurs américains au motif que son offre violait les droits d’auteur des livres épuisés. Finalement un accord à l’amiable était venu clôturer en octobre 2008 ce feuilleton juridique haletant sur la base d’un partage des rémunérations : 33% pour Google et 67% pour les éditeurs, auteurs et ayants droit.

Un autre problème concerne les œuvres orphelines dont les ayants droit sont inconnus. Faut-il imposer un système d’opt-in ou d’opt-out par défaut ? Selon le choix, l’intégration de ces cas particuliers sera ou non possible. Par ailleurs certaines législations bannissent le système d’opt-in : en France, l’autorisation de l’auteur est indispensable pour permettre la reproduction de son œuvre.

Enfin, ultime souci, cet accord vaut pour les Etats-Unis, mais la bibliothèque est accessible depuis le monde entier. On aurait donc des livres couverts par le copyright américain qui seraient en ligne, alors que ces mêmes textes également couverts par des droits européens n’auront fait l’objet d’aucun accord. Des droits existant dans des pays tiers seraient ainsi violés.

Toutefois, ces problèmes multiples devraient se régler à terme par des contrats au sein de chaque Etat. Cela prendra du temps. Toujours est-il que la validation de l’accord amiable trouvé par les parties, suite à la class action de 2005, sera prochainement soumise à un juge américain. Aussi bien sur le plan du copyright, mais également du droit de la concurrence.

Google pourrait très bien finir par se heurter aux dures lois anti-trust américaines. L’abus de position dominante ne serait alors plus le seul fait de Microsoft en matière de logiciels, ou d’ATT en matière de télécommunications. La conformité de la bibliothèque de Google au droit de la concurrence sera également étudiée par le juge. La surprise serait peut-être à attendre de ce côté. D’autant plus que c’est surtout l’attitude de Google, consistant à numériser d’abord sans se soucier des droits, pour ensuite s’exposer au contentieux, qui a profondément agacé. Sans procéder de la sorte, Google n’aurait certainement pas pu numériser 10 millions de livres en cinq ans.

A ce titre le Ministère de la justice américain a fait parvenir au juge du tribunal fédéral de New-York, en charge de l’étude de l’accord conclu en octobre 2008,  un document appelant à rejeter l’accord sous sa forme actuelle. La saga juridique et commerciale est donc appelée à se poursuivre, y compris sur le sol américain, alors même qu’on la pensait réglée. La décision du juge est attendue pour le 7 octobre 2009.

Mais par-delà le nécessaire respect des droits d’auteur et l’organisation de la rémunération qui ne sont que des problèmes de façade, se posent également des questions d’accès et de contrôle des contenus, ainsi que d’interopérabilité des formats. Davantage que des questions de propriété intellectuelle et de rémunération, la préservation du savoir passe avant tout par un choix de format ouvert et interopérable. Qui de Google ou des bibliothèques sera le mieux placé pour assurer une pérennité des données numérisées ? Les problématiques d’archivage qui se posent pour les supports papier doivent aussi se poser dans le numérique. Il est crucial pour les bibliothèques de conserver un droit d’accès et de retrait aux données numérisées par Google. La véritable souveraineté sur Internet passe par le contrôle et l’ouverture des sources. Egalement se joignent à ces incertitudes des problèmes de censure possible et de traçabilité des textes originaux. C’est à l’aune de ces facteurs que l’on pourra se rendre compte si Google est aussi bien disposé qu’il l’entend et qu’il l’a prétendu le 7 septembre devant la Commission européenne. En espérant qu’entre temps la transmission des savoirs et le maintien d’une concurrence substantielle des offres sur Internet ne s’en trouvent pas préjudiciées.